Vague noire
Nabooru 14/01 à 08:27
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On a fini internet.
On a fait le tour.

Assis à notre comptoir, au café de la Gare, on se sent un peu déboussolé. Bilan de 10 ans de réseaux sociaux.

Les forums sont morts, piétinés par la machine de guerre Facebook, qui a l'époque nous proposait des jeux rigolos, nous promettait proximité et immédiateté, réactivité et fun. On avait plongé en se promettant de ne pas y passer trop de temps, parce qu'on a une vraie vie, de vrais hobbies, pas comme ces conneries.

La réactivité était là, pas de doute.
Elle est même trop là.
Très vite addict à notre smartphone et à nos réseaux, on n'en décollait plus, entre dix minutes de boulot et quarante de RER, on se connectait. Aux chiottes, on répondait à Machin et on taclait Truc. Soucieux de gagner les embrouilles, on s'est tous laissés aller à la facilité, collant des liens, des emojis ou des gifs animés pour mieux rabaisser, insulter, détruire les arguments adverses. Oh c'est pas méchant, on trolle juste un peu, quoi.
C'est bon enfant. Non ?

On lit la vie des gens, et on croit qu'on est ensemble.
On ne l'est pas.
Dans vos contacts Facebook il y a sûrement des gens que vous aimez. Avez-vous pris de leurs nouvelles récemment ? Non pas check leur profil ou mis un like sous leur statut, mais vraiment pris de leurs nouvelles ?

On s'illusionne en se disant qu'on est en contact. C'est faux. On survole. Chacun est devenu une page de magazine racoleur, certains ont sombré dans le pathos, chaque jour n'est qu'un lamento désespéré pour obtenir un like, un commentaire, un peu de substance, et les autres lisent en se rassurant sur leur propre vie.
Certains ont cédé à l'ego et ne vivent plus qu'à travers des selfies. Ils ne voyagent plus pour voyager, ils voyagent pour prouver au monde qu'ils profitent de la vie, EUX.
Dans ce monde nouveau, tout est si parfait.

Les femmes ont toutes moins de 35 ans, sont belles, fines, sportives, font de la pole dance en élevant leurs deux beaux enfants, Camomille et Lucien, tout en menant avec succès leur carrière de directrice régionale aux achats de fournitures de bureau de Pichon Assurance, mais ce n'est pas tout ! Car elles pâtissent, font du scrapbooking, du cododo avec le petit dernier, du crafts, des bijoux, de la gravure sur verre. Ou alors elles sont vegan, childfree et libres, militantes jusqu'au bout des ongles, mais toujours si belles, si fières, mêmes quand elles pleurent, même quand elles postent des "panneaux" de minions ou de schtroumpfs mal détourés qui révèlent des "secrets de filles". On est toutes un peu mannequins, tout en gueulant sur ce système dégueulasse qui exige de nous qu'on soit toutes un peu mannequins.

Les hommes ont tous moins de 45 ans (oui, ça périme moins vite, chacun le sait), ils sont tous sportifs, font un peu de course à pied au moins, partagent leur runtastic, mais à côté de ça ils aiment boire l'apéro entre potes, partager leurs concerts et leurs voyages, leurs bières et leurs mètres de shots. Ils sont 'trolls' pour le sport. Ils aiment gagner une joute verbale, même s'il faut en passer par traiter tout le monde de nazi. Les célibataires se plaignent de l'être, mais il y a toujours une de leurs potes féministes qui vient les emmerder, et ça part en vrille.

Dans tous les cas, la construction ne se fait que sur la comparaison.
Je suis vegan donc tous les viandards doivent mourir.
Je suis childfree donc toutes les mères sont de grosses vaches dégoûtantes et stupides.
Je suis sceptique donc il faut stériliser d'urgence tout utilisateur d'oscillococcinum.

Tous les jours le même débat, répété sur le mur de tous vos potes, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois. Car on est tous très très politisés car tu comprends ça peut plus durer, on partage des pétitions contre la pollution et la guerre. On trouve qu'Eric Zemmour va trrop loin, alors on le dit sur notre mur. C'est important.
On trouve que les migrants, c'est grave quand même, alors on partage un petit lien fdesouche sur notre mur, parce que quand même bon ils ont pas tort ceux qui écrivent ça.
Là; notre pote gauchiste vient nous emmerder. Et ça repart en vrille.
Tous les mois, toutes les semaines, tous les jours.

On a tous plus ou moins arrêté de lire des livres, d'écrire, de dessiner, comme au bon vieux temps des forums où on voulait tous un peu être artiste, chroniqueur ou poète, et qu'on aimait étaler une prose de qualité, citer Machiavel et Goethe (pour les gohtiques bien sûr).
On était capable de passer deux jours à faire des recherches acharnées pour ne pas laisser Machin dire un truc qu'on trouvait idiot.
Aujourd'hui on le traite de nazi et on s'en va, fiers et remplis du sentiment de devoir accompli.

On a accepté, tous, de laisser descendre notre niveau de réflexion au plus bas, au profit des boutons "partager", "liker", et de Candy Crush.

Les meilleurs blogueurs se fatiguent face à la haine. La "polémique" n'existe plus, on est passés à la menace de mort.
Les gros bosseurs ne sont plus récompensés. Alors qu'il y a 10 ans, on s'émerveillait sur les nouveaux médias, les youtubeurs, les blogs BD, on cherchait la qualité, le plaisir de lire ou de découvrir.
Aujourd'hui on cherche le buzz, le rire facile, on est saoulés d'avance si une vidéo se dit documentaire. Les quelques chaînes "culture", même les vulgarisateurs, se font traiter de snobs prétentieux. Rémi Gaillard est devenu un mec important. Squeezie inquiète par son influence politique.

Je ne prétendrai pas avoir découvert un grand complot. Facebook et ses consorts n'ont sans doute jamais voulu l'aliénation personnelle qu'ils engendrent. Mais en cherchant toujours plus de vitesse, toujours plus de buzz, facilitant la forme au lieu du fond, censurant avec des politiques très orientées, ils n'ont pas aidé à prendre du recul sur un monde qui dérive.
Complices des extrêmes les plus stupides, des fameuses "fake news" et des pires complotistes, les réseaux qui nous promettaient de nous rapporcher de nos famille et de nos amis ont détruit les liens sincères sur l'autel de la gratification personnelle immédiate d'avoir des followers et des gens qui nous torchent le cul.
Alors bien sûr, on a dit ça de la télé, après avoir dit ça de la BD et des illustrés, et même des journaux.

Mais aujourd'hui, personne ne lit les journaux, qui sont pourris jusqu'à la moelle. Le monde se change petit à petit en café de la Gare, et c'est le gros Dédé qui parle fort après 5 pastis à 9h30 du matin qui tient la tribune.
Internet cède doucement au gros Dédé, parce que quand on lui demande de fermer sa gueule il s'énerve et il menace de tout casser, et que c'est trop fatiguant et un peu flippant aussi.
La paresse gagne, insidieusement, et nos vies s'installent dans le café de la Gare.
Combien de trains allons-nous encore louper ?
Allons-nous un jour nous dire que la chaleur douce du café ne vaut pas la peine des vociférations de Dédé, et qu'il vaudrait mieux se lever, quitte à attendre un peu dans le froid sur le quai, mais dans le silence, que le train arrive ?

Où sont-ils à présent, les forums de nos vingt ans ?



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