Putain de 3 février
sarg 30/10 à 08:24
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Voici mon billet de mauvaise humeur, paru dans l'excellent magasine Twice 64.


PUTAIN DE 3 FEVRIER

Ndlr : à lire en écoutant « Where's the Revolution » de Depeche Mode.


Ca fait une demi-heure maintenant que je suis assis, l’½il hagard, devant mon ordinateur, à me repasser en boucle la même chanson. Nous sommes le 3 février 2017 et Depeche Mode vient de sortir son nouveau single « Where's the revolution », en prévision de l'album « Spirit » qui arrive derrière. Et je bloque. Comme d'hab'.

Je laisse tourner le repeat et, dans un état vaporeux, je vais m'allumer un bloc de cancer sur le balcon. Je sens que ça monte. Et merde… Trois, deux, un…

- RAAAAAAAAAAAAAAAAA !! PUTAIN DE BORDEL DE DIEU !! LES CONS !!

Je gueule, je braille, faut que ça sorte, ma voisine passe la tête par la fenêtre, apeurée, puis la rentre calmement, tout va bien, c'est juste le gothique du troisième qui pète une durite ; rien de bien nouveau, donc.

Faut que je vous explique : J'adore Depeche Mode (oui, je sais, comme tout le monde) mais j'ai un sérieux problème avec eux, comme je l'ai avec Portishead ou Dead Can Dance par exemple, à ceci près que ceux-là me font souffrir moins souvent, vu qu'ils ne sortent pas un album toutes les cinq minutes.

Quand tu crées, et à fortiori quand c'est dans l'alternatif, tu as des influences, des modèles, des albums cultes qui relèvent quasiment du gri-gri. Je veux dire… Si les Sweet Ermengarde (que j'adore) essayent de nous faire croire qu'ils n'ont jamais écouté les Fields of the Nephilim (que je vénère), on est pas à l'abri de ricaner un tantinet. Mais bon, pas de quoi fouetter un chat noir, tout le monde pille quelqu'un, c'est le jeu, ma pauv' Lucette et c'est pas la question, Depeche Mode en fait sans doute autant (on pense à Kraftwerk ou Bowie). J'en étais où ? Faut que je me calme, sinon vous n'allez rien comprendre au propos.

Ce 3 février, j'avais commencé ma matinée avec une bonne grosse jam, du genre une heure d'impro sans pause, tous les instruments au milieu du salon, des câbles de partout, les cheveux ébouriffés et les gouttes de sueurs qui giclent sur la guitare à force d'headbanger (le néologisme, c'est bien, mangez-en). Je saute, je beugle, je mouline du bras, je me fais un Woodstock à domicile et mes voisins se cotisent pour mettre un contrat sur ma tête : trois mille euros refilés à deux yougos ; pour ce prix-là, ils te ramènent même les chicos en souvenir. J'en sors rincé, vidé, extatique, touchant du doigt le Divin Pouvoir de la Création, ô, Led Zeppelin, you Mighty Lords of Rock, bénissez-moi de votre grâce, je suis un musicien ! A genoux, pauvres mortels ! J'avais laissé tourner le magnéto, je réécoute. Eh, c'est pas mal, c'est même pas mal du tout. Je kiffe. Non, précisons : je me kiffe.

Et ça n'arrive pas souvent : que tu peignes, sculptes, écrives ou chantes, tu sais que pour un truc potable sorti de ta caboche, tu as grosso modo quatre-vingt pour cent de pertes. Pour le dernier album de Stille Volk, nous avons pondu une trentaine de chansons pour n'en garder que dix à l'arrivée. L'écrivain Jean Teulé, qui n'est pas franchement un puceau de l'édition, confessait ne garder qu'une page sur cinq dans ce qu'il écrit. Tout ça pour dire que quand tu en tiens une bonne, et ben mes petits potes, ça fait du bien. La plupart du temps, tu fais dans le laborieux, le scolaire, la tambouille de la technique, plus au moins au pifomètre, un poil plus haut, un poil plus bas et en fin de compte, vu qu'il y a des deadlines à respecter, tu décrètes qu'on arrivera pas à mieux et tu balances le tout en espérant ne pas te faire (trop) étriller par la critique et les fans. Par conséquent, les quelques fois où l'inspiration te tombe sur la couenne, tu savoures.

Retour au 3 février. Je plane, je profite au maximum de cette sensation de bien-être, de cette impression de toute puissance que t'apporte le processus créatif. La clope au bec, je m'installe à l'ordinateur pour regarder si les Stompcrash m'ont répondu (ils l'ont fait, voir le présent numéro). Tiens ! Une alerte youtube. Depeche Mode ? Allons voir.

Je suis con. Je suis un gros con. Un abruti fini, une buse sans nom, n'apprendras-tu donc jamais, pauvre crétin !? C'est Dé-pèch-mo-deuh !! Tu t'attendais à quoi !? Quelle était la probabilité pour que leur nouveau single soit totalement pourri ? Aucune. Par contre, au vue de ma propre expérience, il y avait de fortes chances que les angliches, à minima m'impressionnent, voire même me démontent la tronche (une fois de plus). Et bim ! Jackpot, c'est une pure tuerie et en 4 mn 58, cette compo' dont je me gargarisais le nombril m'apparaît comme une immense bouse sans la moindre originalité en comparaison de ce que ces trois enfoirés viennent de nous pondre.

Je me rappelle du très sous-estimé « Exciter », qui est avec « Violator » leur meilleur album de mon point de vue. Il m'avait fallu des plombes pour m'en remettre, pour digérer toutes leurs idées, les intégrer à ma propre dynamique. Tandis que j'écris ce papier, j'écoute leur nouveau « Spirit » et je sais déjà que je suis en train d'en reprendre pour dix piges. Bandes de salops… Comment vous faites ? Comment pouvez-vous avoir trente bonnes idées par morceau tous les trois-quatre ans (et depuis trente-six chandelles, s'il vous plaît!) quand je ne suis pas foutu d'en sortir plus d'une ou deux par album ?

La réponse, je la connais, et elle me scie le ventre : c'est le génie. Cette Idée si vague que même des poids lourds de la cervelle comme Socrate, Spinoza et toute l'équipe n'ont pas été foutus de la définir. Ce truc qui m'obsède depuis la puberté et que je sais n'atteindre sans doute jamais. Cette étincelle qui fait toute la différence entre le Beau et l'Esthétique, entre l'Ikon et l'Eidôs, entre l'Art et l'artisanat, entre une chanson et une ½uvre.

Je fais partie, drame absolu de ma vie, de la longue liste des grattes-caisses de base, du vague zikos qui, à force de technique et de répétions, fait à peu près illusion. Un artisan du recyclage créatif. Mais lorsque j'écoute l'un des membres du club très restreint des Artistes, les vrais, ceux qui inventent ce que je ne peux que copier maladroitement, j'ai envie de me pendre devant ma médiocrité.

Mon pote Misha décrivait un soir comment il était entré en gothitude. Chez lui, c'était le divorce de ses parents. Chacun y alla de sa petite psychanalyse maison : Daniel parla de son accident de scooter qui avait brutalement mis fin à ses rêves sportifs. Christine, la mort de sa grande s½ur. Moi ? Ce fut la certitude de pas être un génie. De ne pas être capable d'intégrer mes influences au point d'en faire surgir quelque chose de vraiment nouveau, de vraiment différent. Savoir que j'étais condamné à faire de la musique « sympa »  quand eux allaient bouleverser des vies…

Ce n'est pas clair ? Imaginez-vous découvrir que l'école de Poudlard et la Magie existent : vous supporteriez de n'être qu'un simple moldu ?

Putain de 3 février...
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